Lanterne magique
Le désir d'un roman sans fin
Editions JC Lattès, janvier 2024
Nous avons pris l’habitude de nous photographier- visages, paysages, scènes de la vie quotidienne, ombres et lumières et nous avons pris l’habitude de redresser, de modifier, de falsifier ces visages et ces paysages, ces scènes de la vie quotidienne, ces ombres et ces lumières. Dans un même geste, nous avons changé et trahi ce que nous venions de saisir. Le progrès nous a donné la possibilité de nous rendre plus beaux, d’effacer l’aspérité, de réparer l’accident et finalement de nous éloigner à chaque fois de la vérité, de notre vérité, de ce qui fait de nous des femmes et des hommes vacillants, nus, vulnérables. Nous avons désiré la perfection dans nos images démultipliées, recadrées, restaurées. Cela nous rassurait. Nous devenions invincibles. L’histoire de la photographie embrasse l’histoire des êtres. La force devait régner, la fragilité disparaître. Devenus des rois, des reines, nous nous sommes admirés dans un miroir déformant qui ne renvoyait qu’une seule image : celle que la société accepte, reconnaît, adoube. Nos triomphes sont pourtant des défaites. Nous nous sommes éloignés de nous, devenant des continents à la dérive, spectres de nous-mêmes. Nous avons menti. Nous sommes devenus invisibles puisque désincarnés. La Lanterne Magique éclaire ce que nous ne voyons plus. Elle nous ramène à l’origine, à ce que nous étions, à ce que nous devons rester : des frères et des sœurs de la mélancolie, des enfants d’une époque qui révélait la jouissance, la nature, la solitude, la maladie, l’enfermement, la ville délaissée, la nuit menaçante. Ici surgit le frémissement des feuilles des arbres dans le vent. Ici explose l’aube après la torpeur. Ici déborde l’extase du corps qui s’abandonne. Ici apparaît la douleur puis la mort. Ici se dit le destin de chacun. Ici se scellent les promesses. Ici se déploie le silence. Ici se rompt l’empire de la technologie froide, chirurgicale, aseptisée. Ici est l’innocence. Ici éclate la vie, dans sa faiblesse et sa nervosité, dans ce qu’elle a de plus admirable et de plus effroyable. Telles les pellicules de nos appareils argentiques des années d’avant, les prises photographiques de la Lanterne Magique racontent notre histoire d’aujourd’hui, histoire impossible à transformer, histoire éternelle de ceux et de celles qui existent, s’aiment, s’allongent, se courbent, se redressent et se regardent. Le temps est celui du présent traversé par le passé et qui s’ouvre vers un avenir plus serein : ce temps honore ceux qui nous ont précédés. Ici se déclare l’adoration de la réalité et de sa poésie.
L'étreinte et l'adieu
C’est par le corps que l’histoire arrive, se fait, se déconstruit. Ce ne sont pas les mots. Les mots ne sont rien. Il n’y a que les souffles puis les silences. Il n’y a que l’étreinte, il n’y a que l’adieu. Ils sont confondus, ils sont identiques et différents, mais ils ne s’opposent pas, ils s’embrassent, se fondent, se rejetteront loin de nous. Ce n’est pas un récit, il n’y a pas de passé révélé. Il n’y aura aucun avenir si c’est l’adieu. Il y aura des jours si c’est l’étreinte. Des jours que nous ignorons. Des jours heureux ou tristes, l’amour est souvent heureux puis souvent triste. Ce n’est que le présent car ce n’est que le geste et que le mouvement, les derniers ou les premiers. L’étreinte est un adieu. L’adieu est une étreinte. Ils surgissent de l’obscurité. La lumière- matière n’existe que par eux. Ce n’est pas le soleil et ce n’est pas la nuit. Ils la portent, la projettent vers l’extérieur, vers nous qui regardons, pour dire combien nous étreignons puis combien nous quittons. Ils nous écrasent et nous élèvent. Ils sont tous les hommes et ils sont toutes les femmes. Nous devenons alors si petits et si grands car il n’y a aucune morale, aucun jugement : c’est toute la force du désir qui explose et toute sa fragilité qui fait pleurer.
Nina Bouraoui
Avant l’espace et le temps,comme délié, il y a le corps de François Ferrier. C’est un corps-sujet, blessé et fort,en rupture et rassemblé. C’est un corps avant la mort, dans la vie, qui résiste, crie, et se relève. C’est notre corps plongé dans le réel, surgi du monde secret: la représentation unique et enfouie que nous en avons. C’est le corps de l’âme alors. Il pénètre la perspective et non l’inverse.
Il commande la lumière. Il est écrasant et non écrasé. Il est avant le ciment, avant le jardin,avant le ciel. C’est le corps Roi qui rugit et combat. C’est un corps insoumis au monde. Il se pend, il s’allonge, il se redresse. Il se bat, non contre l’espace mais contre lui-même. Il est l’espace. Il est la perspective. Il est le point majeur du tableau, son centre mobile. Il prend, il réfléchit, par la lumière de sa peau et de son visage, par les tensions de ses muscles. Peu de couleurs, ni lieu ni temps dit François Ferrier, sauf le lieu et le temps du corps: ses chairs qui travaillent, le sang qui file. Enfermé puis libéré, plongé dans l’obscurité, tendu vers le ciel, bordé de noir, frappé de rouge-brun, entre le bien et le mal, il dit l’être dans ses oppositions. Un corps tombe, un corps s’agrippe, un corps se suspend. Nu, vrai et exposé, ce corps est le corps de notre miroir, par ses conflits, par son abandon, par son érotisme, par sa vie abyssale. Dressé, il devient ce corps sexuel qui attend d’être délivré de lui-même.
Nina Bouraoui